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Politique générale | La Nouvelle Action Royaliste

Albert Camus, un retour si inattendu ?

Politique générale |  mercredi 15 janvier 2025 | Thème: politique
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Il aura donc fallu un entretien au Figaro (9 janvier) de l’écrivain Kamel Daoud, pour que je prenne connaissance de la parution d’un recueil de textes d’Albert Camus, réunissant un certain nombre de ses interventions politiques en une période très éloignée de la nôtre. Mais elles nous posent néanmoins des questions toujours actuelles. Ce n’est pas rien qu’un écrivain, notre dernier prix Goncourt, invoque spontanément le nom de l’auteur de L’homme révolté. La référence commune à une Algérie natale n’y est certes pas pour rien, et l’on retient, avec un vif sentiment de gratitude, ce que l’Algérien exilé déclare à Étienne de Montety : « Oui, l’exil est présent dans ma vie, mais pas comme une maladie ni comme une souffrance permanente. La terre algérienne me manque, les parentés, la lumière et la proximité de la Méditerranée comme eau et infini, comme un lieu équitable ou une maternité. Mais quel Algérien est véritablement exilé en France ? Presque personne : ce n’est pas un pays étranger, mais un pays intime. »

N'y a-t-il pas dans ce propos le ton même et la ferveur de celui qui célébrait la splendeur de Tipasa ? On ne s’étonne pas que l’ami de Kamel Daoud, Boualem Sansal, ait fait part de sa même connivence avec la France. Un autre écrivain algérien, qui affirme aussi sa proximité avec Albert Camus : « C’est un auteur que j’adore. Pour moi, il représente la littérature algérienne. En plus, le hasard de la vie c’est que quand j’étais gamin, j’habitais son quartier. Mais lui, je ne l’ai jamais vu parce qu’à l’époque il était déjà venu en France. C’était mon premier écrivain, le premier que j’ai lu. » Voilà qui contraste, certes, violemment avec l’attitude du gouvernement algérien qui n’a de cesse d’affirmer l’identité du pays à partir d’un ressentiment radical à l’égard de l’ancienne « puissance coloniale ». Un ressentiment qui s’exprime avec cruauté dans la détention arbitraire d’un homme dont le seul crime est de s’exprimer en totale vérité.

Il est vrai que la blessure est profonde, même si l’attitude hostile d’Alger s’alimente à un cynisme ravageur. Malheureusement, il est impossible de refaire l’histoire ni même de la réécrire. La générosité d’Albert Camus et son vœu ardent de trouver une solution équitable qui préserverait une communauté franco-algérienne ont été récusés, rendus impossible du fait d’une fatalité qui, avec le temps, nous rend interdits. On ne relit pas, sans quelque émotion, ses interventions pour préserver de l’exécution des nationalistes algériens condamnés à mort. Dans un conflit devenu impitoyable, il n’y a plus guère de place pour l’indulgence ou la pitié. Mais le pied-noir Camus est un des rares à surmonter le désir de vengeance, pour sauvegarder un espoir de fraternité.

Dira-t-on que cet écrivain – c’est comme cela qu’il préfère se définir, plutôt que comme philosophe - est d’abord un moraliste ? Sans doute, en dépit du soupçon de bien-pensance et de naïveté qui pèse sur quiconque entend se placer au-delà des purs rapports de force. Camus est le contraire d’un doux rêveur, il n’ignore rien des duretés de la vie des peuples. Et c’est pourquoi il est le véritable existentialiste de son temps. S’il refuse qu’on lui colle sur la peau ce qualificatif réservé d’abord à son ex-ami Jean-Paul Sartre, c’est qu’il sait que l’existence échappe aux idéologies : « En fait, Pascal, Kierkegaard et Nietzsche sont des penseurs existentialistes et Sartre ne l’est pas. Mais comme il faut bien utiliser la dénomination et le vocabulaire de son temps, même lorsqu’ils sont faux ou inintelligents, il vaut mieux dire que Sartre est existentialiste. Pascal, Kierkegaard et Nietzsche ne le sont pas. »

Précisément, la querelle avec Sartre nous apparaît, avec la distance, comme particulièrement significative de cette attitude et de cette façon de penser, qui récusent les entraînements aux logiques déviantes et totalitaires. Dès la Libération, Camus s’est distingué par son refus de se rallier à une gauche qui se définit comme progressiste : « Si je refuse la politique des intellectuels progressistes, c’est du même mouvement, sinon pour les mêmes raisons, que j’ai refusé celle des intellectuels de la Collaboration. Les alibis du réalisme et de l’efficacité risquent, selon moi, de nous mener à une nouvelle démission qui enlèverait leur valeur à nos arguments contre l’ancienne. Pour continuer d’être contre celle-ci, il nous faut lutter de toutes nos forces contre celle qui se prépare. » Pour dire les choses directement, c’est de la complaisance pour l’Union soviétique stalinienne qu’il s’agit : « Fascinés par la force d’une nation étrangère qui prétend réaliser leur idéal, nos intellectuels sont tentés de montrer à cette nation des complaisances incessantes. »

Le problème, c’est que Sartre et Les temps modernes ne sont pas les seuls à participer de cet engouement. C’est le Jean-Marie Domenach, directeur d’Esprit, qui se trouve en cause dans une polémique de l’année 1955. Et Camus n’est pas tendre à son égard. Domenach n’aurait ni la force ni la volonté de répondre aux questions qu’on lui pose directement : « Oui ou non, si demain un régime de démocratie populaire s’installe en France sous la protection de l’Armée Rouge, les intellectuels progressistes, et Domenach en particulier, seraient-ils pour ou seraient-ils contre ? Répondre qu’on ne sait pas, qu’on ne peut pas savoir, que tout peut changer, que sûrement on n’en arrivera pas là, n’est qu’une façon de fuir l’histoire, justement. On se définit en effet dans l’histoire à la fois par rapport au présent et à des événements possibles, dont le germe est contenu dans le présent. »

N'est-ce pas le péché originel du progressisme ? Au nom d’une eschatologie fondée sur l’espoir d’un avenir rêvé, décréter que « cette fin heureuse de l’histoire autorise tous les excès ». Nous qui avons connu le dernier Domenach, savons à quel point il s’était éloigné des errances de son passé progressiste. Il a lui-même raconté sans complaisance son compagnonnage avec le communisme d’après-guerre et comment, sur le moment, il avait conscience d’être instrumentalisé et même ridiculisé par ceux qui avaient fort peu de considération pour ceux que Camus traitait alors de « chiens couchants ». Je n’aurais pas rappelé cette polémique, ne serait-ce qu’en vertu de mon amitié à l’égard de l’ancien directeur d’Esprit, si Camus ne m’y avait contraint, par sa volonté d’inscrire cette phase de son combat dans les archives de sa pensée politique.

Beaucoup d’eau a coulé depuis ces controverses qui ont suivi la Libération. La chute du mur de Berlin a mis fin à l’eschatologisme progressiste. Mais d’autres défis nous ont rattrapé depuis, notamment celui de l’illusion d’une fin de l’histoire, qui n’était que la reprise de cette eschatologie, sous une forme « libérale ». C’est pourquoi les « Actuelles » d’Albert Camus n’ont rien perdu de leur intérêt. Et puis il y a une continuité profonde de l’histoire qui nous poursuit. On le voit avec nos rapports douloureux avec une Algérie qui ne cesse de se rappeler à notre mémoire. Les témoignages de Kamel Daoud et de Boualem Sansal nous touchent d’autant plus qu’ils démontrent comment la parole du pied-noir constitue pour eux une relation indestructible avec notre langue et tout ce qu’elle signifie. « La langue est l’enjeu fondamental, Monsieur, la pierre angulaire de l’édifice symbolique national, le trésor sacré du peuple, l’or potable des poètes, le psaume des psaumes de ses croyants » (Boualem Sansal).

Gérard LECLERC.