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Les célébrations qui ont accompagné le quatre-vingtième anniversaire du débarquement des troupes alliées en Normandie ont ranimé dans les esprits le souvenir d’une des plus mémorables pages de notre histoire. Ce n’est évidemment pas la seule de la seconde guerre mondiale. La prodigieuse bataille de Stalingrad opposant les troupes soviétiques aux troupes allemandes a sans doute joué un rôle plus important encore dans la victoire finale contre le nazisme. Et elle est plus solidement ancrée dans la mémoire russe que ce qui s'est passé sur le front Ouest. Les peuples vivent de l’imaginaire que leur inspirent les grandes gestes du passé. Quand mon ami, le regretté Paul Yonnet, parlait du “roman national”, c’est cet imaginaire qu’il désignait. Imaginaire qui n’est pas forcément opposé aux disciplines historiques, qui peuvent le nourrir, mais se rapporte à une vie intérieure peuplée d’images.
Il y a différence d’ordre. L’ordre imaginaire n’est pas l’ordre historique avec ces exigences de rationalité et de vérification. Mais on ne saurait les séparer complètement. Dans la discipline se voulant la plus rigoureuse, il y a toujours une part considérable laissée à la subjectivité. Ce n’est pas Raymond Aron qui contredirait cette position, lui pourtant connu pour sa rigueur méthodologique. L’auteur de la Philosophie critique de l’Histoire a raconté comment il avait connu son illumination intérieure, un jour au bord du Rhin, lorsqu’il comprit que le cœur et l’esprit se trouveraient solidairement engagés “dans sa recherche et qu’il y était impliqué comme citoyen et humain”. Ainsi s’imposait l’articulation entre une réflexion sur la nature de la science historique et une analyse “des actions historiques et des valeurs susceptibles de les animer et de permettre le jugement”. Ainsi donc pas d’Histoire sans reconnaissance d’une situation et d’une volonté.
Le roman national est partie prenante de ce rapport au passé, mais souvent sous le mode de l’imaginaire. C’est pourquoi il trouve ses complicités du coté de certains historiens dont le récit est comme soulevé par une représentation dynamique et sensible des évènements. L’exemple type en France est celui de Jules Michelet, tellement impressionné par l’anticartésianisme de Vico. Pierre Boutang n’avait pas trouvé de meilleure interprétation de notre La Fontaine que dans les Universaux fantastiques du penseur italien, avec son goût pour les héros et les poètes.
La révolution soixante-huitarde n’a guère été favorable à la culture du roman national. Les ressources de l’imaginaire et du symbolique puisées dans Freud et sa postérité étaient tournées vers une sorte d’émancipation sociale et psychologique, souvent à l’opposé de toutes ancrage civique. De ce point de vue, il y a une rupture impressionnante avec ce que représente le général de Gaulle, sa légitimité historique engendrée dans la Résistance, la Libération et la renaissance nationale. C'est dans une perspective tout à fait contraire que s’engage mai 68, non sans se débarrasser au passage d’un imaginaire lié à la Révolution d’Octobre soviétique et au maoïsme. La mutation s’opère à une rapidité stupéfiante, si l’on veut bien se souvenir que 1967 fut l’année du cinquantième anniversaire de la prise de pouvoir par Lénine, alors unanimement célébrée. Les groupuscules qui sont à l’origine de la flambée étudiante de mai sont encore complètement imprégnés de cette mythologie, mais ils seront dépassés par la mouvance anarchiste et une improbable internationale situationniste.
La question est posée de l’avenir de l’imaginaire de mai 68. De bien des manières il reste présent sous toutes les formes d’un gauchisme culturel, dénoncé à juste titre par Jean Pierre le Goff comme la source de la plupart des pathologies sociales actuelles. Pour un Cornélius Castoriadis, il y avait eu échec et trahison de la contestation du fait de ce qu’il appelait la montée de l’insignifiance, d’un vide intellectuel qui rendait vaine toute tentative de reconstruction du tissu social. La contestation était-elle même coupable de cet échec, par défaut d’intégration dans le réel. Nullement ennemi de l’imaginaire, bien au contraire, il pensait qu’à la suite de 1968, il n’avait pas acquis un degré suffisant de majorité pour composer avec le réel. De là son opposition virulente à l’égard d’un certain gauchisme libertaire : “A moins d’ignorer ce qu’est la psyché et ce qu’est la société, il est impossible de méconnaitre que l’individu sociable ne pousse pas comme une plante, mais est fabriqué par la société, et cela toujours moyennant une rupture violente de ce que sont l’état premier de la psyché et de ses exigences (...) l’individu n’est pas un fruit de la nature, même tropicale, il est création et institution sociale.”
Maurice Clavel, en entrainant au mont Valérien quelques-uns des militants contestataires de mai, aurait voulu opérer la jonction entre le roman national et l'imaginaire révolutionnaire. Ce n'était pas une tache évidente, mais d'une façon ou d'une autre, le retour à l'Histoire, à son héritage, à ses images ne s'impose-t-il pas ? La commémoration du 6 juin 1944 s'impose comme une nécessité vitale. Les peuples sans histoire n'ont guère d'avenir devant eux. Seule une certaine conception de l'écologie, la deep ecology, manifeste une hostilité totale à l'Histoire dès lors que l'action humaine se résumerait au saccage de la nature et celle-ci ne pourrait que se venger en anéantissant cette espèce humaine malfaisante.
Et puis n'avons-nous pas assisté au retour de l'Histoire à l'encontre de ce qu'on nous avait prédit à la chute du mur de Berlin ? Les guerres en Ukraine, au Proche-Orient et dans d'autres région de la planète nous rappellent brutalement que, selon le mot de René Girard, nous ne pouvons-nous séparer de la violence et que si nous nous en séparons, elle se charge de nous rattraper. C''est une bien triste redécouverte que celle qui passe à nouveau par les guerres meurtrières, mais ce n'est que le recoure à notre condition d'humanité marquée au flanc par une faute originelle.
Certes, il est d’autres façons plus gratifiantes de recouvrer notre passé, à travers les richesses accumulées des civilisations, la conscience de la possibilité de progresser dans l’affinement des mœurs, comme la montré Norbert Elias. L’Europe née de l’après-guerre n’a-t-elle pas été élaborée à partir de la volonté de mettre fin à ses guerres intestines ? Certes, mais il avait fallu que les pires totalitarismes soient vaincus par la force militaire pour qu’on obtienne un continent pacifié. Et celui-ci est revenu à la réalité en se rendant compte que la paix se défend par la force des armes.
Par ailleurs, l’Europe est inconcevable sans les nations qui la composent et ne saurait se projeter dans l’avenir qu’en se fondant sur ses richesses patrimoniales. Les romans nationaux demeurent les vecteurs de l’imaginaire qui anime la vie intérieure des peuples. Et c’est de leur accord et non de leur destruction que dépend un avenir plus fort de ses richesses que de ses refus.
Gérard LECLERC.
Sur la notion d’imaginaire, on peut toujours se référer à l’essai majeur de Cornelius Castoriadis l’Institution imaginaire de la société, le Seuil (1975)