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Emmanuel Macron avait annoncé, le 25 avril dernier, son intention de « supprimer » l’École nationale d’administration. Un rapporteur a été ensuite désigné, qui vient de remettre ses conclusions. Dans un entretien accordé à Marianne, Arnaud Teyssier explique ce qu’il est possible de comprendre dans ce rapport confus dont le gouvernement peut tirer tout et n’importe quoi.
Historien, haut-fonctionnaire, longtemps président de l’Association des anciens élèves de l’ENA, l’invité de Marianne observe qu’on jette la réforme de l’ENA à des électorats ciblés comme un os à ronger. Il a raison. La dénonciation de l’énarchie, qui se confond avec celle du « haut fonctionnaire coupé des réalités » est un thème populaire avant d’être populiste qui remonte aux années soixante. Très en vogue à l’époque, la critique universitaire de la technocratie était hautement paradoxale puisque la République gaullienne avait fait de l’administration l'instrument du pouvoir politique. À Sciences po comme à l’ENA, le service public était alors un idéal incontesté.
Aujourd’hui, l’idéologie officielle est néo-libérale mais Arnaud Teyssier précise qu’on a diffusé à l’ENA « une sorte de soupe managériale assez informe, où flottent lieux communs paresseux et pédagogie dépassée, vieilles ficelles empruntées aux écoles de commerce qui ont commencé à s’en défaire ». L’amateurisme qui caractérise la réforme des retraites et la fermeture de la centrale de Fessenheim, contraire à toute rationalité technique(1), confirment que nous ne sommes pas soumis à une gestion technocratique des choses.
Mais qu’importe les observations pertinentes puisqu’il faut de temps à autre caresser le fauve populiste dans le sens du poil ! C’est ainsi qu’Emmanuel Macron a cru malin d’évoquer le divorce entre le « pays légal » et le « pays réel », cette niaiserie maurrassienne recuite dans diverses sauces. Il n’y a pas de « pays légal » mais un État qui a été la condition d’existence du royaume et qui est resté, sous divers régimes, la condition d’existence de la nation. Quant au « pays réel », il a ceci d’irréel qu’il nie la lutte des classes et, si l’on veut par là évoquer la société française, nul n’ignore que celle-ci supporte son lot de bureaucraties corporatives dont la FNSEA, héritière de la Corporation paysanne de Vichy, est l’exemple achevé. Il va sans dire qu’une réforme de l’ENA n’est pas à exclure – ce ne serait pas la première – mais il faut poser deux préalables : qu’il y ait un État et qu’il y ait un chef de l’État. Un chef de l’État ? Il n’est pas nécessaire de rappeler le naufrage de la fonction présidentielle dans la gouvernance oligarchique : en majorité, les Français sont persuadés, à juste titre, que le « président des riches » n’est pas le président de la République, en charge de l’essentiel, mais un simple chef de clan.
Un État ? En France, il est conçu de deux manières. L’État, c’est la République, c’est-à-dire l’ensemble des institutions politiques et administratives défini et ordonné par la Constitution selon les principes de 1789 et de 1946. Liberté, égalité, primauté de l’intérêt général impliquent un État souverain, capable d’articuler la souveraineté nationale et la souveraineté populaire. Les délégations de souveraineté commerciale et monétaire, la soumission à des règles budgétaires extérieures, l’adaptation servile de notre fiscalité aux intérêts des riches sont les preuves les plus criantes d’une subversion de la République par un personnel dévoyé et largement corrompu. Comment former les fonctionnaires en vue du service d’un État qui a perdu son autorité, c’est-à-dire sa capacité à animer un corps de principes ?
L’État, c’est aussi, de manière plus spécifique, l’administration chargée de mettre en œuvre le droit, la part véritablement exécutive du pouvoir politique, soumise aux injonctions du gouvernement et appliquant les lois votées par le Parlement. Depuis le XIXe siècle, nos constitutions politiques successives ont trouvé appui sur une Constitution administrative qu’on s’acharne à détruire sous divers prétextes budgétaires et toujours dans l’imitation des vertus supposées du secteur privé. La prochaine étape pourrait être la loi 3D (« différenciation, décentralisation, déconcentration »), qui ruinerait le principe fondamental d’égalité, selon lequel la loi est la même pour tous(2). Encore une fois, comment donner aux fonctionnaires et aux futurs fonctionnaires le sens du service public, si l’État n’est plus qu’un partenaire parmi d’autres, géré sur le mode managérial, considérant de loin des lois expérimentales ou différenciées et soumettant les derniers services publics à la concurrence « libre et non faussée » ?
Nicolas Sarkozy et François Hollande se sont crus modernes et performants en présidant, sous l’égide de Bruxelles, à la destruction de l’État. Refusant d’être les serviteurs de la nation, ils se sont vidés de la fonction symbolique avant de perdre leur capital électoral. Emmanuel Macron suit le même chemin.
Bertrand Renouvin
(1). Cf. Le blog de Descartes, 21 février 2020 : « Triste nuit ».
(2). Cf. l’entretien accordé par Benjamin Morel au site Le Vent Se Lève, 12 février 2020