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Politique générale | La Nouvelle Action Royaliste

Christian Jambet, le guide

Politique générale |  mercredi 28 février 2024 | Thème: politique
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L’élection de Christian Jambet à l’Académie française au siège de Marc Fumaroli marque une continuité, car c’est la grande érudition qui se trouve ainsi consacrée, même si elle a changé d’objet. Des humanités classiques on passe aux richesses retrouvées d’un certain islam. Mais c’est tout au bénéfice de la culture profonde à l’opposé de ce que les Américains appelle entertainment (divertissement). Que la vieille dame du quai Conti se montre fidèle et vigilante dans la défense d’une sagesse supérieure aux modes est tout à son honneur. Mais si j’osais, je me permettrais d’extrapoler en projetant cette idée que la succession Fumaroli-Jambet nous permet d’envisager l’actuel défi de la présence de l’islam en Occident en d’autres termes que celle de la crainte et de la guerre. Mais le défi est de taille

Voilà qui m’oblige, une fois de plus, à recourir à mes souvenirs. C’est au milieu des années soixante-dix que j’ai rencontré Christian Jambet. Il émergeait de son aventure maoïste, à laquelle il avait participé avec son ami Guy Lardreau et bon nombre de leurs camarades étudiants d’alors. La prise de conscience de la vraie nature de cette expérience révolutionnaire est liée à la publication de L’Archipel du Goulag (1974) et du phénomène des nouveaux philosophes. Je conserve l’image du jeune Jambet sur une tribune du centre Pompidou, expliquant que de la violence accoucheuse de l’histoire, il s’était converti à la douceur. Curieuse metanoïa avouée en présence de la terrible militante Macciocchi, qui plusieurs années plus tard encore, aura le toupet de célébrer « 2000 ans de bonheur » à la gloire de la révolution culturelle et du grand timonier. Il est vrai qu’elle finira par reconnaître son erreur. Je la retrouverai à Rimini en 1987, fan de Jean-Paul II !

Christian Jambet et Guy Lardreau, heureusement dessillés, vont tenter de donner une traduction intellectuelle à leur nouvelle orientation, avec la publication de ce livre étrange et provoquant, qui avait ravi Maurice Clavel, L’Ange. L’Ange qui est, pour eux, le véritable rebelle face au Maître qui écrase. Et en pleine révolution sexuelle, qui avoue aujourd’hui ses impasses, ils affirment : « Le rebelle sera par-delà le sexe ou ne sera pas. » Et d’invoquer le christianisme primitif, ses vierges folles et ses stylites, ces ascètes perchés sur leur colonne au milieu du désert.

Mais je franchis une étape. En 1979, l’ayatollah Khomeini instaure en Iran une république islamique qui, sur le moment, requiert l’attention bienveillante d’un Sartre et d’un Foucault. Et un peu la nôtre, pour dire la vérité. Ce qui nous vaut alors des avertissements très motivés de Christian Jambet. De quand datait sa relation décisive avec Henry Corbin, précisément spécialiste de la pensée iranienne ? Ce qui est sûr, c’est qu’à la suite de ce grand ancien, l’agrégé de philosophie va apprendre le persan et l’arabe afin de se mettre à l’étude de la pensée et de la poésie persanes. C’est le début d’une longue recherche érudite qui lui confère le statut de véritable héritier de Corbin. Mais s’il nous mettait en garde dès 1979, c’est qu’il avait perçu d’emblée la distance qui séparait Khomeini du meilleur de l’héritage dont, pourtant, l’ayatollah se réclamait. Dans son essai sur Mullâ Sadrâ, sa référence majeure de la philosophie persane, il est signalé que son œuvre a été alors complètement rééditée. La question se pose, cependant, de savoir si la révolution islamique et le pouvoir qui subsiste à Téhéran peuvent légitimement se réclamer d’un tel patronage. Ce à quoi, toute une autre postérité apporte un total démenti.

 Pour comprendre l’enjeu de ce débat, il faudrait pouvoir soi-même entrer dans la recherche poursuivie par Corbin et Jambet et se mettre à l’école de leur érudition. Prétention à laquelle je ne puis accéder. Il ne m’est possible que de me référer à l’autorité des intéressés confirmée par un autre spécialiste, Rémi Brague, dont j’ai souvent parlé dans cette chronique : « C’est le grand mérite d’Henry Corbin d’avoir observé que, si la philosophie d’héritage aristotélicien avait en effet quasiment disparu de l’Occident sunnite, une autre tradition de pensée avait non seulement perduré mais fleuri dans l’Orient chiite, notamment en Iran. » Il y a donc lieu de concentrer toute son attention sur cette tradition chiite qui nous entraine à mille lieues de ce que représente trop souvent l’islam actuellement, vécu sous sa désinence la plus violente et la plus totalitaire.

 Que nous dit Christian Jambet à ce sujet ? « En terre d’islam la philosophie a conservé l’une des significations que les Grecs lui donnaient, le perfectionnement de l’âme humaine jusqu’au degré d’accomplissement où elle obtient le bonheur par la connaissance de la vérité. » Je suis frappé, personnellement, par la proximité de cette conception de la philosophie avec ce que le père Pierre Rousselot appelait « l’intellectualisme de saint Thomas », qui évoluait, comme celui de Mullâ Sadrâ, tel qu’il me semble le comprendre à la lecture de Christian Jambet : « L’intellect est l’essence, la patrie et le pouvoir supérieur de l’âme humaine, qui devient acte après avoir été puissance, contemple les réalités éternelles et régit directement les conduites humaines. »

 N’y a-t-il pas là un champ possible de dialogue interreligieux entre islam et christianisme qui échappe aux objections rédhibitoires d’un Alain Besançon dénonçant une fausse appartenance commune à la postérité d’Abraham ? Il est vrai qu’il y a une querelle toujours actuelle, de ce point de vue, entre ceux qui, à la suite de Louis Massignon, revendiquent cette appartenance et ceux qui la déclarent trompeuse. Je ne sais pas quelle est la position de Christian Jambet, pourtant proche de Massignon pour son choix en faveur de l’islam chiite. Mais au-delà de cette opposition non mineure, se fait entendre une question terriblement actuelle que notre philosophe n’hésite pas à exposer. Faut-il, du fait de l’éruption violente d’un islam politique, qui est née avec la révolution islamique en Iran, renoncer à tenir compte de cette autre dimension de l’islam qu’est sa sagesse philosophique ? Là-dessus notre penseur est catégorique : « Loin de rendre inutile et obsolète l’étude des philosophes de l’islam, les succès des idéologies islamiques contemporaines la rendent plus urgente, pour faire prendre conscience des dégradations, des raréfactions, des modifications ruineuses qui ont conduit depuis l’univers des philosophies et des enseignements moraux jusqu’à la constitution des idéologies de combat. » En ce sens, Christian Jambet pourrait bien être un guide, à la ressemblance de son auteur de prédilection, Mullâ Sadrâ. Un guide pour rouvrir un espace de liberté intellectuelle à l’encontre d’un islamisme fondamentaliste et guerrier.

Gérard Leclerc.